Démocratie, spiritualité et laïcité dans les défis actuels, Conférence de Patrick Viveret du 26 janvier 2015 Grenoble

Patrick Viveret introduit le sujet par une lecture d’un extrait du livre d’Amin Maalouf  « les identités meurtrières » :

 « Lorsque l’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence. Lorsqu’on se sent au contraire respecté, lorsqu’on sent qu’on a sa place dans le pays où on a choisi de vivre, alors on réagit autrement. Pour aller résolument vers l’autre, il faut aller les bras ouverts et la tête haute. Et on ne peut aller les bras ouverts que si on n’a pas la tête haute. Si à chaque pas que l’on fait on a le sentiment de trahir les siens et de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée. Si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission ».

« La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps » est le livre phare de l’économiste hongrois Karl Polanyi : « Quand seuls, les rapports marchands donnent de la valeur à la vie, ça détruit de la substance des sociétés ». Joseph Stiglitz utilise l’expression « le fondamentalisme marchand » ; Bernard Maris l’avait reprise.

Patrick Viveret envisage qu’à partir de là un des enjeux actuels : le fondamentalisme marchand et le fondamentalisme identitaire. Nous sommes passés de l’économie de marché à l’économie marchande intégrale, aboutissant au totalitarisme des rapports marchands qui seuls, alors donnent valeur à notre vie  (je suis producteur – vendeur – acheteur, cela seul me définit) cela nous fait perdre la substance même de notre identité et creuse le lit des fondamentalismes identitaires, avec des réactions violentes et meurtrières. Il nous faut travailler sur les causes : les causes intérieures et les enjeux internationaux.

Spiritualité

Les êtres humains sont questionnés par le sens de leur vie et de leur mort, les archéologues observent dans l’apparition des tombes (datant de 100 000 ans), donc d’un rituel autour de la mort, l’un des signes distinguant l’espèce humaine des autres.

La question du sens est incontournable pour l’ensemble des êtres humains.

La spiritualité se distingue du fait religieux : il peut y avoir une spiritualité agnostique ou athée ; et le bouddhisme est plus proche d’une spiritualité athée que d’une religion transcendante. La spiritualité ne se confond pas avec les religions monothéistes, les religions sont seulement une des réponses.

S’il n’y a pas de place pour le pluralisme, la laïcité n’a plus de sens. La laïcité suppose que les traditions de sens, quelles qu’elles soient, acceptent un espace public tolérant.

Deux attitudes face à la question du rapport à la mort :

– l’une marquée par la peur entrainant des attitudes de soumission et de pratiques sacrificielles (la foudre tombe car les dieux sont en colère, je vais leur donner ce que j’ai de plus cher, au moyen des sacrifices humains pour les apaiser (côté thanatos) ;

– soit faire de la mort une alliée pour la vie ; cf. Sénèque « Vis en mourant comme tu aurais souhaité avoir vécu ». C’est alors la joie de vivre qui colore les rapports à autrui ; les autres sont vus comme compagnons de route en humanité et non comme rivaux menaçants. L’autre est au service de la vie, version de l’éros (force de vie), je choisis de vivre intensément, de vivre une qualité de présence à l’essentiel. C’est structurant de « vivre à la bonne heure »*(Cf. le titre de mon livre d’entretiens), c’est accepter de ne pas tout vivre, tout faire, pas de zapping permanent ni de rivalité. Cela change mon rapport au monde, aux autres et à moi-même.

-Logique de peur de la mort = peur de la vie = soumission, sacrifice = logique régressive

– Logique de la joie de vivre = force énergétique = du côté de l’amour = logique créative

Dans le fait religieux les deux éléments sont mêlés. Le rapport au divin est différent selon qu’on est d’un côté ou d’un autre. Par exemple le sacrifice d’Isaac (texte commun aux 3 religions monothéistes) peut être lu : – soit comme un « test d’obéissance », pour Abraham, se terminant par la récompense = l’animal proposé pour le sacrifice à la place du fils Isaac ;

– soit du côté d’Eros, comme une progression spirituelle : les hommes comprennent qu’ils se sont trompés dans leur vision de Dieu, qui se révèle comme Dieu d’amour, demandant la mise en œuvre de l’énergie d’amour ; ce Dieu qui avait dit à Abraham : « Va vers toi-même ! ».

Autre exemple d’ambivalence : Dans la prière des chrétiens du Notre Père : « Que Ta volonté soit faite » peut être prononcé soit dans la soumission, soit dans la compréhension que la volonté de Dieu est une volonté d’amour, « bonne nouvelle » (évangile), le Royaume de Dieu est en nous si nous nous connectons à cette énergie amoureuse ! Cf. Annick de Souzenelle, infirmière anesthésiste, puis psychothérapeute et orthodoxe.

Le divin, n’est pas un acteur tout puissant, c’est cette capacité à aller nous connecter à l’énergie créative et amoureuse qui nous relie à l’univers, à autrui, et à nous-même.

Les traditions spirituelles, religieuses, monothéistes ont un rapport à la mort à la fois personnel et collectif. L’enjeu démocratique et l’enjeu de la laïcité vont se situer sur ce terrain-là.

Enjeu démocratique

Comment organiser le vivre ensemble pour que chaque être humain se sente reconnu, et ait la possibilité que les questions fondamentales de la vie et de la mort soient posées ?

C’est l’organisation du « vivre ensemble » dans la cité, où l’on rencontre des êtres humains qui sont [chacun à leur manière …] en quête de sens et de reconnaissance, et non de simples acteurs économiques producteurs-consommateurs.

Si la forme démocratique est envahie par le fondamentalisme marchand, on est du côté de l’avoir, avec une obsession compétitive (« avoir plus » donc plus que l’autre), cela produit des gagnants et des perdants ; et les perdants du fondamentalisme marchand vont se retourner vers un fondamentalisme identitaire (par exemple celui de Front National).

L’Egalité et la Liberté

La question de l’égalité sociale est centrale au regard de la liberté (cf. l’expression de K. Marx : « le renard libre dans le poulailler libre »).

L’égalité est centrale pour ouvrir un espace où les questions puissent être posées. La démocratie absorbée par l’économie marchande tend vers le fondamentalisme marchand, l’inégalité et la discrimination sociale. La démocratie qui privilégie l’ « avoir » sur l’« être » génère des perdants de la compétitivité qui vont se tourner vers le fondamentalisme. La démocratie sera incapable d’ouvrir, dans ce cas, un espace pour les questions de sens et va libérer une énergie dangereuse.

Si on a le sentiment d’être rejeté, la question du sens et de la reconnaissance risque d’être résolue au sein de la communauté par le dérapage vers le fondamentalisme identitaire dont la religion est une des formes. Le Front National exprime une forme fondamentaliste sans base religieuse, même s’il existe en son sein un courant catholique fondamentaliste.

Le défi pour la démocratie : lutter contre les inégalités mais pour une égalité en tension dynamique avec la liberté pour éviter l’égalitarisme uniformisant et le collectivisme.

La Fraternité

La question de la fraternité : ce n’est pas le simple supplément d’âme qu’on ajouterait ! C’est l’anima, le souffle qui va permettre à la liberté de ne pas se transformer en un droit de nuire à autrui et à l’égalité de s’incarner dans la refondation d’un pacte social. C’est le troisième élément de notre démocratie.

N’avons-nous pas oublié une partie essentielle de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Elle dit, dans son article premier, donc avant toute autre considération : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Elle est l’anima, le souffle qui va permettre l’égalité .L’esprit de fraternité du 11 janvier 2015 est à remettre au centre de la refondation du Pacte social (appel du Pacte Civique et des Etats Généraux du Pouvoir Citoyen). L’enjeu de la fraternité est un enjeu politique social, sociétal majeur pour donner plein sens et tension dynamique à la liberté et à l’égalité.

Un espace de dialogue de civilisation

La démocratie est le lieu où les questions du sens de la vie et de la mort pourront être débattues quant à leurs implications concrètes, avec la mise dans l’espace public du dialogue entre tradition et modernité, du dialogue entre civilisations, dialogue ouvert et exigeant. Cf. Descartes, et sa rébellion féconde contre les sociétés d’ordre, rébellion qui va me permettre de mettre en doute la parole du roi et celle du pape : je doute … donc je pense, donc je suis !

Ce qui est à garder de la modernité c’est ce qui a trait à l’émancipation et à l’individuation, ce qui fait que j’ai le droit de me rebeller contre l’alliance entre le trône et l’autel, qui me replace du côté de l’éthique. Le doute, c’est tout ce que je n’ai pas vérifié dans l’intime de ma conscience.

Liberté de conscience et individuation sont des éléments majeurs, sinon on aboutit à des sociétés totalitaires théocratiques : nazisme, fascisme et communisme.

Mais la modernité a « largué trois bébés avec l’eau du bain » :

  • le rapport à la nature : il fallait s’émanciper de la nature sensée relever d’un ordre religieux, dont l’homme se considère comme maître et possesseur (jusqu’à la radicalité de Bacon qui la considère comme une « femme publique » : il faut « la pénétrer pour en creuser les secrets et la soumettre ») ; la chosifier ;

Le rapport à l’éthique : c’est l’ordre politico-religieux qui dit à ma place le bien et le mal. D’où des pertes de valeurs de force de vie naturelle, de force de vie humaine (souffrance au travail menant au suicide par exemple). L’économie s’émancipe alors par rapport à l’éthique. Cf. Léon Walras qui donne une définition amorale de l’utilité dans sa troisième leçon des « Éléments d’économie politique pure » : « Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque, dès qu’elles répondent à un besoin quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi, il n’y a pas à s’occuper ici des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l’utilité à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est plus ou moins utile. Il n’y a pas davantage à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut l’être plus dans le second que dans le premier ».

Dans la théorie de la valeur de Walras, la « valeur » est ainsi totalement indépendante des significations ordinaires de valeur ou d’utilité. Exemple de la Grande Bretagne qui inclut dans le calcul de son PIB, les flux monétaires de la drogue et de la prostitution.

  • Le rapport à la spiritualité.

La modernité entraine une chosification de la nature, du vivant et à terme de l’humain lui-même, une hyper marchandisation; la perte des forces lumineuses des sociétés de traditions, qui sont en :

  • Reliance à la nature (… mais attention au dérapage possible de l’intégrisme écologique),
  • Reliance aux questions de sens (… mais attention au dérapage possible vers un fondamentalisme, par exemple dans le rapport à la sexualité qu’on va sacrifier au nom d’un « ordre naturel » contre lequel, notamment, la contraception serait une entorse)
  • Reliance au lien social (… mais attention au dérapage possible vers l’excès de contrôle social)

Il faut sortir de la période de la modernité PAR LE HAUT en gardant le meilleur de la liberté et des émancipations AVEC une reliance en lien dynamique avec la Liberté ? OU sortir PAR LE BAS ? Par exemple avec des attitudes du type « tu me laisses tranquille avec mon excision que je veux garder et je t’ouvre mon marché à ton coca-cola »°

L’enjeu pour la vie de nos quartiers : c’est d’attaquer à la racine les fondamentalismes identitaires par une véritable démocratie permettant, dans une tension entre liberté, égalité et fraternité, un accès à l’expression du sens et pas seulement à l’avoir, à la reconnaissance de chacun, ouvrant également un espace de dialogue entre tradition et modernité.

Laïcité

La laïcité c’est une possibilité de pluralisme et de tolérance nécessitant :

  • un espace où les traditions du sens sont accueillies et où aucune n’a le droit d’exclure les autres;
  • l’organisation du respect des porteurs de sens, ce qui implique l’absence de prosélytisme et de la diabolisation de sens d’autrui. (par exemple: « hors de mon église, pas de salut !»
  • pas de laïcité fermée, à effet délétère, où toutes les questions de sens sont réservées à l’espace privé (« je ne veux pas savoir »).

Il ne s’agit pas pour autant d’exclure la recherche de sens hors de la sphère publique (comme le faisait, contrairement à Jaurès, le « petit père Combes »).

Une telle vue étroite aboutit, dans cet espace public qu’est l’école, à ce qu’on :

    • ne parle pas d’amour (la sexualité n’étant abordée que sous l’angle biologique, le plus souvent sans parler du désir dans le rapport à l’autre, c’est très réducteur)
    • ne parle pas de sens (renvoyé aux parents et à la sphère privée)
    • ne parle pas de pouvoir (on ne parle pas de politique !)
    • ne parle que de la richesse, au travers de l’économie, le seul de ces 4 grands thèmes qui ait droit de cité !Cela offre aux faits religieux un monopole sur les questions spirituelles. Lorsque l’espace privé organise seul les traditions de sens, il n’y a plus ni pluralisme ni la tolérance et cela n’incite pas les acteurs des traditions à travailler sur eux-mêmes entre la peur, l’obéissance et le sacrifice ou au contraire la progression spirituelle.La laïcité doit être ouverte et exigeante. Les enjeux spirituels sont trop importants pour les laisser traiter seulement par les clergés. Cf. le texte de Jean Jaurès Adresse aux Églises où il exhorte les Catholiques à voir dans la loi de séparation de l’Église et de L’État une chance pour eux de rentrer en contact avec la démocratie et avec la science, en donnant rendez-vous aux ouvriers au terme de leur processus d’émancipation, sur les grandes questions de sens, et en ayant confiance que les enjeux spirituels doivent rester au cœur (ce texte a été lu par le Père Cardonnel lors de l’enterrement du Père Chenu).C’est un grand texte d’interpellation spirituelle du fait religieux qui s’adressait à l’Eglise catholique, mais qui aujourd’hui pourrait s’adresser aussi à l’Islam … qu’avez-vous fait de votre foi, de votre espérance, de la bonne nouvelle que vous prétendez apporter au monde ?Les enjeux spirituels viennent transformer en profondeur la laïcité pour l’orienter vers cette double exigence d’ouverture et d’interpellation des grandes traditions de sens et notamment des grandes traditions religieuses. Cette laïcité devrait être animée par une énergie guidée par la joie (au-delà des moments douloureux traversés dans notre vie) et non de la peur, énergie qui donne des raisons de vivre, de se mettre debout. C’est ce qui fait force de vie et permet de rentrer en communication avec la force de vie d’autrui.Le point aveugle des grandes religions est la dévalorisation courante des femmes. Le renouvellement du mouvement spirituel passe par l’exigence du féminin. Cf. « Le féminin de Dieu » Ste Thérèse d’Avila.Le peuple de la terre et pas seulement notre pays, en tant qu’humanité qui se sait mortelle, est confronté au défi d’être capable de répondre à la question du vivre ensemble, afin de construire les éléments d’une citoyenneté terrienne et fraternelle et d’ouvrir ce dialogue entre tradition et modernité.
    • L’enjeu pour les mois et les années à venir, c’est la capacité à construire cette réponse à la peur en terme de dialogue des civilisations plutôt que peur des civilisations (par exemple G.W. Bush après le 11 sept 2001 justifiant ainsi la torture), aller vers la fraternité.
    • Ce qui fonde la démocratie et la laïcité c’est cette capacité d’écoute et de rencontre autour de la question : qu’est ce qui nous fait vivre individuellement et collectivement ? Ce qui fait que nous avons une énergie alternative à la peur de la mort ? Seul le pluralisme nous permet d’organiser cet échange.
    • Conclusion
    • Discours de Jean Jaurès : il s’adresse à l’Eglise catholique qui condamne avec une violence extrême la séparation de l’Eglise et de l’Etat et est « vent debout »contre la République sociale. « Aux catholiques, je leur dis pourquoi donc n’avez-vous pas saisi, et il est toujours temps de saisir l’occasion incomparable de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle vous offrait d’être délié des puissances sociales et politiques du passé et de rentrer en communication avec les deux forces du monde moderne : la science et la démocratie. Si vous aviez foi en vous-même, en la vertu de vos principes, en l’immortalité divine de votre espérance, vous n’auriez pas redouté ce contact et cette communication. Et aux travailleurs, aux prolétaires, vous pouviez dire : je vous attends au lendemain de la révolution sociale même si elle réalise tout votre rêve de justice, même surtout si elle les réalise car vous constaterez d’autant mieux l’étroitesse de la vie humaine que vous en aurez rempli toutes les possibilités ».
    • Les enjeux spirituels sont trop importants pour les laisser traiter uniquement par les clergés quels qu’ils soient et quelles que soient les traditions.
    • Les autres de ces grands thèmes étant renvoyés dans un espace privé au risque que celui-ci soit structuré dans une tradition communautariste, non confrontée au pluralisme. Arnaud Desjardins parlait de matérialisme religieux dans le cas de captation de ces questions dans l’ordre du sens.
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  • * « Vivre à la bonne heure » Patrick Viveret aux presses de l’Ile de France (mars 2014)

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